Toute maison d’édition commence par un livre, mais aussi par une rencontre. Avec la traduction d’Éaux et Carêmes (Aguas y Cuaresmas, Ciudad de México, 2024), premier ouvrage publié par Tipografía de Letrán, cette rencontre a pris la forme d’une poésie qui respire l’amour, l’enfance, la ville et la mer—cet espace infini qui, chez Sacha Thomas, devient métaphore de l’amour protéiforme.
L’interview qui suit, menée par Ámbar Téllez, dévoile les origines de cette œuvre singulière. On y croise Balzac, les rivages du Yucatán, et l’écho silencieux des encres noires qui accompagnent le texte. Les illustrations, réalisées spécialement pour cette édition, s’entrelacent aux poèmes comme des ombres complices, amplifiant leur mystère et leur lumière.
Publier une version en espagnol d’Éaux et Carêmes est pour nous bien plus qu’un début : c’est une déclaration de ce que nous espérons construire chez Tipografía de Letrán. Un espace pour la littérature qui émeut, interroge et parfois dérange, comme ce premier livre le fait si magnifiquement.
L’entretien a été édité pour des raisons de format.
Ámbar Téllez: Bonjour, chère Sacha. Je suis Ámbar, assistante de direction chez Tipografía de Letrán. C’est un privilège d’échanger avec toi aujourd’hui. J’ai récemment découvert ton ouvrage Aguas y Cuaresmas, et je dois dire que j’ai été profondément marquée par sa puissance et sa poésie.
Sacha Thomas: Bonjour, Ámbar ! Enchantée de réaliser cet entretien.
AT: Pour entamer cette conversation, j’aimerais revenir à tes origines d’écrivaine. Quel moment-clé t’a révélé que les lettres seraient ton chemin ? Comment as-tu transformé ce pressentiment en réalité concrète ? Je sais que cette question semble classique, mais ton parcours singulier, j’en suis certaine, saura captiver nos lecteurs.
ST: J’ai décidé de devenir écrivain alors que j’avais une quinzaine d’années. À cette époque, je consacrais beaucoup de temps libre à la lecture des auteurs latins. Mes parents ne formaient pas un couple heureux. Ils se disputaient très violemment. Traduire une langue étrangère me mettait à distance du chaos. Sénèque, Lucrèce, Suétone, Pline et Tite-Live. J’ai également beaucoup lu Marguerite Yourcenar, Rimbaud et Balzac. Ils étaient ma famille. Mais c’est en lisant Honoré de Balzac, en l’imaginant près de moi, un soir où ma mère a tenté de tuer mon père avec une arme à feu, que j’ai décidé de devenir écrivain et, pour emprunter une phrase du discours de Stockholm de Camus, de rendre la parole aux personnes réduites au silence. Écrire pour l’enfance, l’homme et la femme du monde de demain…
AT: C’est saisissant de voir comment la littérature est devenue ton refuge face au tumulte. Ton histoire d’origine est d’une rare intensité. Tu as mentionné Honoré de Balzac – une figure éminente. Pourrais-tu nous parler de l’empreinte qu’il a laissée sur ton écriture ? Dans quelle mesure retrouve-t-on son influence dans ton travail ?
ST: Oui, mais je voulais créer, inventer, dessiner depuis que j’étais toute petite. J’écrivais constamment dans ma tête mais je produisais assez peu et j’étais toujours déçue. Balzac a changé ma vision de l’homme et ma façon d’habiter le monde. Je t’explique comment… Le mot. Balzac a modifié ma perception de l’environnement grâce aux mots qu’il utilise dans ses romans. L’ironie mais surtout la multiplicité des références artistiques, littéraires et mythologiques me forçaient à chercher ces références et à reconstruire d’autres mondes, ce qui se retrouve dans mon livre.
AT: Absolument ! Cela résonne parfaitement. Ta manière d’explorer la mythologie est fascinante, et j’apprécie profondément la subtilité avec laquelle tu l’intègres à ton œuvre.
ST: Oui, merci beaucoup.
AT: En abordant ton livre, je suis intriguée par son titre évocateur, Éaux et Carêmes. Quelle en est l’origine ? Quelles inspirations t’ont menée vers cette idée, et comment ce projet a-t-il pris forme dans ton esprit ?
ST: Étrangement, je travaillais à l’écriture d’un texte que je souhaitais appeler Enfances et Carêmes pour parler des enfants du monde entier. Montrer des traits communs de l’enfance et dénoncer l’utilisation sexuelle de l’enfant. Mais j’ai lu un ouvrage intitulé Le Petit Carême de Massilon, un évêque du Siècle des Lumières. J’ai eu l’idée d’écrire des formes de prêches qui iraient de ville en ville apporter amour et histoire à travers les siècles. Le jumelage des villes, l’exploration des villes et de leur histoire me passionne.
AT: D’après ce que tu me racontes, ce livre a été une passion qui t’a habitée. Combien de temps as-tu consacré à son écriture ? Et comment s’est déroulé ton processus créatif ?
ST: Ah oui, j’ai beaucoup aimé écrire ce livre. Il m’a littéralement poussé au bout des doigts pendant une dizaine de mois environ. J’écrivais le roman qui arrivera bientôt en France et ce texte, poétique et inventif, me réjouissait. J’ai écrit les mots en Corse, sur l’île natale de mon grand-père paternel, un homme résistant et déporté dont j’étais très proche. J’ai écrit Eaux et Carêmes en 2022. Je l’ai illustré entre 2023 et 2024 et ce fut un moment de joie très intense.
AT: Tout ce que tu partages est absolument fascinant. On ressent que ce fut un processus empli de passion et de joie. Tu as mentionné les illustrations—peux-tu nous en dire plus sur ce travail créatif ? Comment as-tu abordé l’idée d’illustrer ton propre livre et quelles ont été tes inspirations ?
ST: D’abord, dire un mot de ma rencontre avec Fabián. Je lui ai offert et signé ce livre dès sa publication. Il a tout de suite aimé et proposé un projet de traduction. L’idée de l’illustration est venue assez vite. La rencontre de l’intelligence et de l’acuité de Fabián m’a beaucoup plu et motivée. Je pouvais créer pour un texte traduit magnifiquement. L’équipe est orientée vers le noir et blanc. J’ai dessiné à la main avec des encres noires et bleues sur des papiers 300g… Des textures nobles, nouvelles aussi parfois comme la gamme Bamboo.
Les encres sont un matériau vif, vigoureux, insatiable… débordant de surprise. Les premiers dessins sont nés en France au bord de la Mer du Nord. Les derniers cet été. Je venais de passer de nombreuses heures à la Tate Britain de Londres et au Turner Contemporary de Margate… beauté absolue à des siècles très différents.
AT: Les illustrations valorisent cette édition et dialoguent harmonieusement avec les poèmes. Dans cette continuité, j’aimerais savoir quels thèmes essentiels tu as voulu mettre en lumière dans ce livre ? Je ne peux m’empêcher de remarquer que la figure de la « mer » et ses échos — l’« eau », les « vagues », les « naufragés », le « sous-marin » — reviennent avec insistance. Quelle est ta connexion intime avec la mer ? Pourquoi occupe-t-elle une telle place dans ton imaginaire et ton écriture ?
ST: L’amour d’abord. Aborder l’amour et le montrer dans ses différences, rendre visible ce que l’on ne voit pas de prime abord, révéler l’amour grâce à la métamorphose. Aimer un homme ou une femme pour sa parole. Un amour protéiforme et cosmopolite ; un amour jamais essoufflé, libre, débordant de souffle et d’éternité renouvelée. La mer est la plus vive incarnation de l’amour. C’est une Vénus doublée d’une mère, au sens où c’est une rencontre essentielle, primordiale de ma vie et de mon enfance aussi. La Manche, mais aussi des mers plus chaudes… la Méditerranée et le Yucatan.
AT: Ce que tu dis sur l’amour est fascinant. Dans l’un de tes poèmes, « Noces », qui ouvre ce livre, tu explores le thème du mariage. Quelle est ta vision du mariage et de l’amour dans le monde d’aujourd’hui, marqué par des approches romantiques nouvelles et des responsabilités en constante évolution ?
ST: Oui, le mariage est un sujet intéressant. Je pense que la plus belle des alliances est une liberté de parole. Pouvoir se connaître et se rencontrer soi-même afin de pouvoir éprouver et vivre l’amour. En France, le mariage est un engagement et une protection. Femmes et hommes peuvent s’unir et choisir un même sexe. C’est toujours une tradition et une découverte. Mais je crois que l’union offre une protection.
AT: Une protection, dans quel sens exactement ?
ST: Les femmes seules, divorcées affrontent des difficultés. Je peux le dire. Si les mariés se sont bien choisis, leur union double leurs forces. Ils forment une entité.
AT: Il est magnifique que tu évoques le Yucatán, car cela m’amène justement à ton poème Cénote. Pourrais-tu nous raconter son origine et ce qui t’a inspirée à l’écrire ?
ST: Ce poème est né d’un souvenir magnifique que j’ai gardé d’un cenote visité au Yucatán, à une heure de route de Cancun. Je cherchais à traduire un amour, la captation d’un amour idéal et esthétique sur un bassin historique, mystique et mystérieux comme l’est toujours un cénote, mais aussi pour figurer les renaissances et réinventions possibles des amours éternelles. Un enfant regarde la main de son père dans les cheveux de sa mère. L’amour et le frisson chantent de concert. Moi aussi, je n’ai jamais l’impression que c’est moi qui l’ai écrit et pourtant…
AT: D’après ce que tu partages, ton expérience au Mexique semble avoir été très marquante. As-tu pris plaisir à découvrir ce pays ? Quelle impression en gardes-tu aujourd’hui ?
ST: Le Mexique est un pays qui m’a beaucoup touchée au début des années 2000. J’ai passé 15 jours en tant que touriste mais nous étions en déplacement professionnel avec mon entreprise. Les paysages étaient d’une beauté qui suscitait l’émotion. Les sites historiques comme Chichén Itzá sont très émouvants. Les populations étaient très accueillantes, mais on sentait une grande disparité des destins et des vies, ouvrières et touristiques.
AT: Puisque nous parlons du Mexique, j’aimerais évoquer la traduction de ton recueil. Cette édition est la version traduite de ton premier ouvrage. Peux-tu nous raconter quel accueil le livre a reçu en France lors de sa sortie ? Comment s’est déroulé son lancement ? Et enfin, quelles émotions ressens-tu aujourd’hui en le voyant prendre vie dans sa version mexicaine ?
ST: Le recueil Eaux et Carêmes a reçu un bel accueil en France. Je continue de porter sa voix. Le 16 octobre prochain, je le signerai dans un grand festival international de poésie : La Biennale des Ailleurs de Charleville-Mézières. Mais je suis vraiment très heureuse de cette nouvelle édition : c’est un projet très riche culturellement parlant et vif d’une communion poétique et artistique.
AT: Puisque Charleville est la ville natale de Rimbaud, j’aimerais que nous revenions sur ton engagement au sein de l’association Les Amis de Rimbaud. Pourrais-tu nous en dire davantage sur cette organisation et sur le rôle que tu y occupes ? Comment cette expérience enrichit-elle ton regard sur la littérature et nourrit-elle ton propre parcours d’écrivaine ?
ST: J’ai la joie d’être secrétaire générale et vice-présidente de l’association internationale Les Amis de Rimbaud. Fondée en 1929, l’association œuvre et promeut la connaissance de l’œuvre et de la vie de Rimbaud. J’anime des conférences et des échanges de façon mensuelle. Écrivains, artistes peintres, comédiens et journalistes viennent parler de l’ouvrage ou du spectacle qu’ils consacrent au poète originaire de Charleville. L’auteur des Illuminations est l’un des plus grands poètes du monde, son œuvre est très vivante et son histoire perpétuellement inspirante. J’ai la chance de travailler avec des gens formidables, comme Nicolas Chabanne, un acteur essentiel de la vie économique française, et de rencontrer des artistes merveilleux.
AT: Avant de conclure cet entretien si riche et inspirant, j’aimerais m’arrêter un instant sur la dédicace de ton livre, qui m’a particulièrement interpellée. Pourrais-tu nous dire à qui tu l’as adressée et pourquoi ?
ST: La dédicace du livre est ancienne. Elle s’adresse à des gens qui comptent pour moi : ma meilleure amie, Armelle Ringuede, est une spécialiste internationale de l’hydrogène, son soutien est indéfectible. Tellement précieux.
AT: Et pour la suite, quels sont tes projets dans le monde des lettres ? Es-tu en train de travailler sur une nouvelle œuvre ?
ST: Je travaille l’écriture d’un nouveau livre. Un roman consacré à l’adolescence et une relation très singulière. J’espère une parution pour 2025…
AT: Enfin, après un tel voyage à travers ton parcours et ton œuvre, quels conseils offrirais-tu à quelqu’un qui s’aventure pour la première fois dans le monde des lettres ?
ST: Je crois que l’écriture est une aventure intérieure qui nécessite beaucoup de discipline et de ténacité. Tous les arts réclament souffle et endurance, mais l’écrivain affronte de grandes mers et une quantité de tempêtes avant de trouver son rythme. Le plus précieux de ses biens : se rencontrer lui-même pour pouvoir parler au monde… et rester dans le plaisir et la paix. En amour donc !
AT: J’ai été véritablement enchantée par cet échange, tant par la richesse de tes réponses que par la beauté de ton livre, un véritable joyau. Ce fut un privilège de te rencontrer, et j’espère sincèrement que nos chemins continueront de se croiser. Je te souhaite une merveilleuse journée.
ST: Merci infiniment à toi, Ámbar. C’est une joie réelle pour moi de répondre à des questions qui sont très belles et très intéressantes. Oui, bien sûr, restons en lien ! Merci beaucoup et très belle journée à toi. Bravo pour cette préparation, c’était très intéressant et intelligent !
Ce premier échange autour de la traduction d’Éaux et Carêmes (Aguas y Cuaresmas) marque un moment charnière pour Tipografía de Letrán. Plus qu’un simple lancement, il s’agit d’un appel à explorer des espaces littéraires qui transcendent les frontières.
Cette édition espagnole, enrichie par des illustrations inédites, sera présentée dans plusieurs villes en Europe et au Mexique. Ces rencontres permettront de découvrir le travail de Sacha Thomas et d’échanger autour d’une œuvre qui porte en elle une poésie à la fois intime et universelle.
Restez attentifs pour suivre les prochaines étapes de cette aventure et rejoignez-nous lors des présentations pour célébrer ce livre, cette rencontre, et ce début prometteur. Avec la traduction d‘Éaux et Carêmes, Tipografía de Letrán affirme son engagement envers une littérature vibrante et nécessaire.
(Notes de l’éditeur)